Bonjour, David. Quelle est ta fonction chez ArtBuild Architects ?
David Roulin : Je suis administrateur délégué, CEO de l’entreprise ArtBuild Architects qui est basée à Bruxelles, Paris et Luxembourg. Je fais partie d’un quatuor d’associés qui gère l’entreprise et je suis donc impliqué dans toutes les décisions du quotidien, de la gestion de projets en passant par les ressources humaines, les finances, le juridique…
Comment est structuré ArtBuild Architects ?
L’organigramme de la société est très simple : il y a six associés aujourd’hui, copropriétaires du bureau, ensuite un socle d’une vingtaine de directeurs de projets qui gèrent les dossiers au quotidien et qui nous représentent, et une équipe d’une soixantaine de personnes à nos côtés. Pour le reste, tout est très horizontal au niveau de la gestion des projets : les directeurs de projets et tous les membres de l’équipe sont impliqués dans tout, y compris les associés.
Quel type de manager es-tu ?
Je ne pense pas être un manager atypique. Je suis pragmatique, je garde la tête froide et je fais confiance au collectif. Avec le temps, j’ai appris à déléguer mais aussi à arbitrer, sinon rien n’avance. Cependant, je ne prends aucune décision qui ne soit partagée avec mes associés, et en retour, ils me font confiance.
Je me méfie des procédures trop lourdes,
je prône les vertus de l’intelligence collective.
J’essaie d’établir un cadre minimal pour permettre l’émergence des talents, pour laisser s’exprimer la créativité, l’interaction, les initiatives et la prise de responsabilités.
Comment se traduit cette valeur collective au quotidien ?
D’abord, j’ai la conviction que le processus architectural fait intervenir un nombre très important de personnes et que le résultat final est le fruit de ces intelligences cumulées. Ensuite, le jour où j’ai découvert qu’on pouvait être plusieurs pour affronter les nombreuses responsabilités qu’endosse un architecte, ce fut une révélation.
Au quotidien, cela se traduit par le fait que, quel que soit le problème qui se pose, si on le partage rapidement, on trouve tout aussi rapidement des solutions ensemble, bien plus que si on reste tout seul dans son coin.
Cela veut-il dire que vous avez quatre profils différents en tant qu’associés ?
Différents oui, heureusement, mais aussi très complémentaires. Nous partageons une grande unité intellectuelle et de valeurs. Nous avons le même âge, le même vécu et sommes au même stade de notre vie individuelle.
Quand je me suis associé en 2008, nous nous sommes retrouvés à plusieurs au sein d’un groupe de 15 associés. Après un long périple durant lequel il a fallu simplifier l’organisation (car prendre des décisions à 15 était devenu ingérable), nous avons retrouvé un groupe restreint, ce qui nous a permis de retrouver une vigueur, une agilité et une plus grande générosité dans notre manière de fonctionner. Cela transparaît à l’extérieur et en interne où on sent qu’il y a un plaisir et une jeunesse retrouvée par rapport à une entreprise qui, avec le temps, était quelque peu sclérosée.
L’entreprise, à l’image d’un organisme vivant, n’a de cesse de se métamorphoser
tenant compte des cellules qui le composent et de son environnement.
C’était un objectif pour toi, de devenir associé ?
Pas du tout ! Déjà, pendant mes études, devenir architecte n’était pas mon objectif [rires]. J’avais envie de faire du design, du graphisme, de l’écriture, etc. L’architecture présentait l’attrait d’ouvrir toutes ces voies à la fois.
Lorsqu’on m’a proposé de devenir associé, ce n’était pas le fruit d’un plan de carrière. Pour moi, la meilleure manière de devenir dirigeant, c’est de se trouver un jour naturellement aux commandes, pour répondre à un besoin contextuel. Il serait insupportable pour moi de diriger une entreprise sans être reconnu comme légitime par mes associés ou les collaborateurs.
Quels conseils donnerais-tu pour évoluer au sein d’une entreprise et grandir avec elle ?
J’ai souvent entendu « Le Graal, c’est d’être directeur de projets », ensuite « Le Graal, c’est d’être associé »… Il y a toujours quelque chose qu’on voudrait avoir.
Il ne faut pas être obsédé par l’idée d’être associé. On est d’abord là pour faire de l’architecture et faire en sorte que nos projets aient un impact sur notre environnement et sur la société. Il est plus important de s’épanouir au travers de projets qui ont du sens que d’avoir pour seul objectif le fait d’être à la tête d’une entreprise.
Selon moi, il y a le caractère de l’évidence. À un instant T, quelqu’un va être reconnu de manière évidente comme directeur ou associé, parce que sa manière d’être et ses initiatives font qu’il sera naturellement reconnu comme la personne légitime pour le poste. C’est le caractère de l’évidence. Cela peut paraître un peu naïf, mais je le pense vraiment.
Tu as encore le temps de faire de l’architecture ?
Oui ! C’est indispensable pour moi, sinon je serais malheureux. J’ai besoin de dessiner, de crayonner, d’écrire, d’élaborer des projets, de les suivre, d’accompagner les équipes, de partager avec eux les plaisirs et les déplaisirs…
On traite des sujets fondamentaux en lien avec la société, le territoire et l’environnement. On travaille sur des projets de grande envergure et c’est un grand privilège. Notre philosophie, c’est de faire du sur-mesure et de se réinventer en permanence. Nous ne visons pas la rentabilité pour la rentabilité, même si nous faisons en sorte que l’entreprise soit pérenne, ce qui est aussi rassurant pour nos clients étant donné l’échelle des projets que nous conduisons.
Y a-t-il des personnes qui t’ont aidé à te développer et à arriver là où tu es aujourd’hui ?
Oui. En premier lieu, il y a mon père qui est artiste, sculpteur et amoureux de l’architecture. Il m’a offert les meilleures conditions pour faire de l’architecture et m’épanouir.
Il y a certainement mes deux maîtres de stage, Pierre Lallemand, un des 4 associés fondateurs d’ArtBuild, et Patrice Neirinck, cofondateur du bureau A2RC. Tous deux m’ont fait découvrir le plaisir de l’architecture dans toute sa dimension sociale et culturelle et m’ont donné l’envie de poursuivre dans cette voie.
Ensuite, il y a mon épouse, qui en a vu de toutes les couleurs depuis 30 ans que nous sommes ensemble. Elle m’est toujours de très bon conseil et en plus, elle est psychologue, ce qui est un bon complément à l’architecture. Elle m’a notamment ouvert à la systémique. Je me suis beaucoup appuyé sur cette notion dans mon métier d’architecte parce que toutes les composantes d’un projet sont un système en soi, pour lequel il faut trouver le meilleur équilibre.
Le parallèle entre psychologie et architecture est inspirant.
Il y a également certaines personnalités que je croise au quotidien et qui me nourrissent comme des artistes ou même des clients bienveillants dont je garde de très bons souvenirs.
Enfin, il y a mes associés. Je serais bien moins heureux s’ils n’étaient pas à mes côtés au quotidien !
As-tu connu des échecs dans ton parcours et quelles leçons en as-tu tirées ?
Le premier échec qui me vient à l’esprit fut mon premier procès… un problème d’étanchéité sur un espace public. C’était peu après mes études lorsque je travaillais seul. Je n’avais pas 30 ans et j’ai cru que je ne m’en relèverais pas. Pendant plusieurs années, je ne suis plus repassé par cet endroit, j’étais traumatisé. Ensuite, j’ai appris à relativiser…
Je repense aussi à la crise financière en 2008. On a dû se séparer de 17 personnes d’un coup. C’est violent et cela fait aussi relativiser.
De manière générale, je ne suis pas effrayé par les échecs, parce que je suis un positif et que je trouve toujours un chemin… du moment que je ne sois pas tout seul 🙂
De quoi es-tu le plus fier dans ton parcours ?
D’avoir restructuré l’entreprise. Ce n’était pas évident. Il a fallu se poser de nombreuses questions, batailler et avoir de l’endurance.
Concernant les projets d’architecture, je pense à Docks Bruxsel et à Covent Garden qui ont pris chacun dix ans de ma vie… Quand on arrive au bout d’un très long projet, c’est une satisfaction particulière (sourire).
Qu’est-ce qui te déplaît le plus dans ton métier ?
La manière dont certains, dans le milieu de l’immobilier, considèrent les architectes de manière très peu valorisante. En France, le métier de l’architecte est bien plus respecté qu’en Belgique. Il n’est pas rare qu’on nous demande si on leur ferait l’honneur de travailler avec eux… C’est bien plus agréable à entendre que de recevoir un appel pour nous dire qu’il n’y a pas beaucoup d’argent, que c’est urgent et que ce qui nous est proposé est à prendre ou à laisser.
L’irrespect, c’est ce qui m’insupporte le plus. Nous avons chacun notre rôle, chacun une légitimité par rapport au métier qu’on exerce, et il faut se respecter mutuellement.
D’où penses-tu que vient cet irrespect pour le métier d’architecte ?
C’est une bonne question.
En France, il y a du respect pour l’architecte et en même temps, ils ont coupé le métier en deux, entre ceux qui font de la conception et ceux qui font de l’exécution. Quand nous sommes arrivés en France avec notre manière de faire à la belge, nous avons été d’autant plus respectés pour notre maîtrise de l’ensemble du processus, du premier coup de crayon à la livraison. Et pourtant en Belgique, cela n’inspire pas le respect. C’est très paradoxal.
On a peut-être donné trop de place aux métiers liés à la promotion immobilière, dans lesquels le paramètre quantitatif est le vecteur principal de création de valeur. Alors que la motivation de l’architecte est de faire sens par rapport à un usage et à un contexte. La différence est fondamentale.
Nous avons fait de nombreux projets d’immeubles de bureaux dans lesquels on prévoyait des espaces « non utiles », des espaces libres qui permettent aux individus d’interagir. En matière de rentabilité, pour le promoteur, ce n’est pas audible. Et pourtant, en matière d’usage, ça a tout son sens. Le supplément d’âme architectural est difficilement quantifiable dans un tableau Excel.
Prenons le jardin intérieur de Covent Garden par exemple : le promoteur disait : « Je n’ai pas besoin de ce jardin, on va le réduire à un couloir qui va relier les deux bâtiments, ça coûtera moins cher ». Alors que le jardin est un des atouts du projet en termes de bien-être ! Pareil pour Docks Bruxsel. Nous avons eu de nombreux bras de fer avec le promoteur pour essayer de garder ces grands espaces, cette ouverture vers l’extérieur. Dans la logique commerciale, ça n’avait pas de sens. Mais in fine, Covent Garden et Docks Bruxsel ont été les deux plus grosses valorisations immobilières de tous les temps à Bruxelles. Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’architecture y est un peu pour quelque chose, non ?
À quelle force de persuasion fais-tu appel pour convaincre tes clients de suivre tes idées ?
L’innovation. Chez ArtBuild, nous la considérons comme un devoir.
Pour avoir un impact positif sur le bien-être ou sur l’environnement, il faut innover. Mais cela prend du temps et demande de la recherche, du développement et de la persuasion. Le projet Docks Bruxsel, par exemple, a pris 10 ans : 3 ans de chantier et 7 ans de bâton de pèlerin pour rencontrer les politiques, expliquer, revoir, modifier, réexpliquer, re-convaincre, re-raconter l’histoire depuis le début…
L’innovation doit également être accompagnée après la livraison du bâtiment, auprès des usagers. Si on n’explique pas aux gens le pourquoi du comment on est arrivé à cette solution, ils perdent de vue le sens du projet.
L’innovation, c’est passionnant, même si cela serait plus facile de faire des bâtiments rectangulaires sans se poser de questions ! C’est donc un réel engagement.
Quelles sont les grandes évolutions du secteur que tu as pu observer en 30 ans d’expérience ?
L’évolution technologique, sans hésiter.
Aujourd’hui, on ne dessine plus à la main. Tout se dessine en 3D, tous les paramètres sont intégrés dans des outils qui permettent même le pilotage sur chantier, et c’est magnifique. Ça optimise les process de production et minimise les risques d’erreurs. Néanmoins, ça n’en fait pas pour autant de la meilleure architecture et cela ne change rien au fait qu’il faut des architectes pour penser, être créatif et mettre de l’intelligence et de la sensibilité dans les projets.
Cette évolution technologique transformera complètement le secteur de la construction traditionnelle et apportera des solutions aux problèmes liés à l’écologie et à l’humain (la pénibilité du travail des ouvriers par exemple, ou l’attractivité du secteur pour les jeunes). Cette évolution a d’ailleurs déjà commencé dans la construction bois par exemple, où la robotisation permet la préfabrication et la construction hors site… C’est là qu’on voit que la technologie n’est pas incompatible avec l’écologie.
Vois-tu une grande différence entre les profils de ta génération et la nouvelle ?
Pas vraiment. Les comportements changent, mais l’aspiration à s’épanouir est immuable.
Si les générations sont différentes, c’est parce que les plus jeunes sont nés avec un iPad dans la main, donc ils ont d’autres comportements. Mais humainement, c’est toujours la même histoire : on naît, on sort du cocon familial puis on construit sa vie.
Bien sûr, la nouvelle génération rechigne à sacrifier ses week-ends à leur travail, alors que le métier d’architecte, c’est quand même besogneux, il faut y consacrer du temps, beaucoup de temps.
Mais il y aura toujours des gens passionnés pour donner à l’architecture toute l’énergie qu’elle mérite.
Quel est le point commun entre les personnes que tu engages ?
Celui d’avoir eu envie de venir chez nous ! Je pense qu’elles sont attirées par quelque chose de singulier dans notre approche. Il y a des bureaux dans lesquels tous les projets se ressemblent parce qu’ils sont monofonctionnels. Nous, c’est autre chose, on mélange créativité et maîtrise technique, comme le nom originel l’indique, Art & Build. Cet équilibre fait qu’on vient nous chercher pour des projets complexes et pour trouver des solutions inédites. On ne nous demande pas de copier-coller.
Beaucoup de jeunes sont aussi attirés par notre engagement sociétal et notre laboratoire de recherche et développement dédié à l’inspiration du vivant.
En guise de conclusion, quel est ton grand challenge professionnel et personnel du moment ?
Du point de vue personnel, ma priorité est de réussir la transition entre ma vie avec enfants et ma vie sans enfants. Tout doucement, ils quittent le nid. Mais je n’ai pas d’inquiétude, plutôt de l’enthousiasme.
Au niveau de l’entreprise, c’est de faire fructifier ce qu’on a mis en place. J’espère pouvoir traiter des sujets nouveaux pour nous — des musées et de grands équipements publics. Je pense que si, au cours de la dernière partie de ma carrière, nous pouvions être amenés à mener ce genre de projets, ce serait une grande satisfaction.
Merci !
Interview réalisée par Archibald
Merci à David Roulin & ArtBuild Architects
Photos de Pablo Treselj & Matthieu Germain pour ArtBuild Architects