Peux-tu me décrire ta fonction actuelle et en quoi elle consiste ?
Adel Yahia : Je suis le CEO d’Immobel Belgique. Ma fonction consiste à gérer le day-to-day du portefeuille immobilier de développement d’Immobel pour la Belgique (valorisé à circa 3 milliards d’euros en valeur de sortie). Je suis à la tête d’une équipe intégrée d’une centaine de personnes qui gère toute la value chain (achat, développement, construction, vente…).
Quelle est ta formation de base ?
Le droit. Mais j’ai aussi suivi de nombreuses autres formations : management, immobilier… Chacune a servi.
Le droit m’a permis de m’ouvrir sur le monde,
grâce aux cours de philosophie, de psychologie, de sociologie. Cela m’a aidé à comprendre que je ne voulais pas particulièrement faire partie du monde des avocats. J’ai alors entrepris un master in general management à la Vlerick.
Qu’est-ce que cette formation t’a apporté ?
Cette expérience m’a appris à prendre de bonnes décisions, et ce, dès le début de ma carrière. Je savais où aller chercher l’information.
Je recherche des frameworks/cadres qui donnent une orientation et permettent de discerner de quelle manière prendre la meilleure décision.
C’est utile à tous les niveaux : business, opérationnel et personnel. C’est la Vlerick qui m’a vraiment donné une vue sur le monde du management.
C’est à ce moment-là que tu as choisi de t’orienter vers l’immobilier ?
C’est plutôt à la fin de mon cursus que l’idée m’est venue. J’avais constaté que le métier de l’immobilier touche à tout. J’aime toucher à tout, mais en privilégiant les aspects stratégiques. Et l’immobilier offre tout cela. Il y a eu une vraie réflexion : je me suis demandé quelle position dans l’immobilier serait la plus généraliste. Bon, je dois reconnaître qu’il y avait un revers à la médaille : pendant mes six premières années, je me suis souvent senti l’homme le moins intelligent autour d’une table. J’étais entouré d’avocats très spécialisés, de spécialistes de la construction qui faisaient des trucs invraisemblables depuis vingt ans, et moi je devais les guider en tant que développeur généraliste…
Avec le recul, je me dis que c’était normal, il fallait que je me donne le temps de connaître les métiers dans le détail. Au bout d’une dizaine d’années, j’ai reçu ce boost de confiance qui m’a permis de monter un cran au-dessus. Aujourd’hui, le métier s’est spécialisé, mais au niveau du développement, il faut vraiment se donner le temps. Parce que plus on monte dans la hiérarchie, plus les décisions à prendre portent sur des projets importants et exceptionnels. Comme j’ai aussi fait Solvay et la KU Leuven, j’ai pu mixer toutes ces connaissances pour mener ma carrière dans l’immobilier, parce que ce métier regroupe le financier et le juridique en plus de la partie technique et urbanistique.
Tu revendiques donc cette casquette de généraliste ?
Comme développeur, oui.
Ma formation me permet d’avoir une vue globale sur la totalité des aspects du métier.
Un développeur doit s’entourer de nombreux spécialistes, mais son rôle est aussi de coordonner et, surtout, de prendre les meilleures décisions. Le développeur doit savoir ce qui se joue dans un large contexte, et finalement, sa décision ne reposera pas que sur un seul aspect.
Dans ton parcours, tu as fait un crochet d’un an et demi dans le secteur bancaire. C’était voulu ?
Oui. C’était de l’investment banking dans l’immobilier. Je voulais ouvrir mon scope sur ce qui se passait dans le monde du grand financement en immobilier. Durant cette période, j’ai pu participer à la structuration de grosses transactions immobilières, d’achats de portefeuilles à Paris, à Londres, aux Pays-Bas et en Allemagne. Tout cela m’a permis de voir comment de grands acteurs de l’immobilier institutionnel créaient de la valeur. Ce passage dans le secteur bancaire a été très intéressant pour la suite.
C’était une période assez courte, pourquoi ?
On m’a donné la possibilité de bouger et de rejoindre des équipes à Paris et à Londres, mais je me suis demandé si c’était la meilleure chose à faire, étant donné que j’ai toujours voulu être près du métier et en première ligne. Pendant que je réfléchissais, une opportunité s’est présentée et je suis retourné dans le secteur immobilier.
Quels ont été les moments clés de ton parcours ?
Il s’agit plutôt de personnes clés. Quatre hommes ont eu un grand impact sur mon parcours : via leurs expériences, ils m’ont éduqué à l’immobilier et à la vie. Le premier, c’est Gaëtan Hannecart, ancien CEO de Matexi. Il a joué un rôle important dans mon développement au début de ma carrière et il a été la première personne à me faire confiance comme manager, même si j’étais encore très jeune. Ensuite, chez AG, j’ai côtoyé Alain De Coster, qui était chief development officer et qui m’a transmis une grande partie de son expérience. Il y a aussi eu Serge Fautré, dont le profil s’approche davantage de celui d’un investisseur. Et aujourd’hui, j’entame ma cinquième année aux côtés de Marnix Galle. Il est sans doute la personne qui a accompli le plus de choses ces vingt dernières années dans l’immobilier en Belgique. Il exerce une grande influence comme mentor dans mon développement personnel. Ces quatre personnes m’ont réellement formé, autant que mes études.
Quelles sont tes valeurs clés dans ta vie professionnelle ?
D’abord, être transparent. Il s’agit d’expliquer clairement pourquoi une décision est prise et de quelle manière nous en sommes arrivés à la prendre.
Ensuite, il y a la passion. Je suis passionné par l’immobilier et j’y consacre beaucoup de temps.
Quand j’entends des artistes parler de leur travail, je me dis que je suis comme eux, mais dans l’immobilier.
Enfin, il y a l’authenticité. Les gens ne regardent souvent que le end game et disent « C’est Immobel, c’est normal qu’ils aient du succès, ce sont les plus grands ». Toi et moi travaillons ensemble depuis cinq ans et tu as participé aux discussions, tu as senti les doutes. Dans ces moments, je t’ai sincèrement demandé : « À ma place, que ferais-tu ? ». Et je t’ai suivi sur de nombreux points.
Et dans le privé ? Quelle est ta valeur essentielle ?
À nouveau, l’authenticité. Je suis en privé comme je suis avec toi maintenant et comme je suis avec mes collaborateurs. Je ne porte pas de masque selon la personne qui est en face de moi.
Et puis, il y a aussi la famille. Parfois, les gens me demandent comment j’arrive à concilier ma passion pour mon travail et ma vie de famille, mais c’est l’ensemble qui fait de moi un homme « passionné ». L’un et l’autre me donnent de l’énergie, me ressourcent. Mon travail qui consiste à faire évoluer les gens, monter les équipes, ça me demande — et me donne — beaucoup d’énergie.
Est-ce que tu cloisonnes le privé et le professionnel ?
Les gens avec lesquels je travaille me connaissent bien, et vice versa. C’est important, parce que plus tu montes dans la hiérarchie, plus tu dois montrer quel type de leader et de personne tu es.
Tu ne peux pas demander aux gens de s’ouvrir vis-à-vis de toi si toi, tu es fermé vis-à-vis d’eux.
Bien entendu, pour m’ouvrir, j’ai besoin d’un climat de confiance, de sincérité, une ambiance cocoon. Cela dit, je ne m’étale pas, hein ;-).
Quel type de manager es-tu ?
Devenir un manager, ça s’apprend. Mon leadership découle des expériences que j’ai vues ou vécues dans l’immobilier, ainsi que de mes lectures. Cela se travaille continuellement au cours d’une carrière. Quant à mes caractéristiques, je dirais que je fais confiance aux gens qui travaillent pour moi, parce que j’ai essayé de sélectionner des personnes qui sont vraiment très bonnes dans leur métier. Je veux être sûr qu’elles prennent leurs responsabilités, mais je vais leur laisser prendre leur place. En ce sens,
je me positionne davantage en coach qu’en expert.
C’est la transition à laquelle je travaille aujourd’hui, parce qu’en étant expert, tu ne peux pas être un inspirational leader. Il faut lâcher l’expertise afin de laisser cette place à d’autres dans les équipes.
Tu as connu des échecs dans ton parcours ?
Oui. J’en connais tous les jours. Mais un échec, ce n’est jamais un end game.
Parfois, un échec aujourd’hui engendre les deals de demain.
Et si aucun deal n’en résulte, il donne cependant l’occasion de mûrir et d’avancer sur des deals qui se feront plus tard.
En revanche, je n’ai jamais pris de claque magistrale parce que j’essaie toujours d’avoir des feedback loops très courts et réguliers avec les gens pour qui je travaille, ce qui permet d’éviter les catastrophes.
La prévention des échecs, ça devient presque une organisation du travail alors ?
Oui, on peut dire ça ! Dans ma carrière, j’ai toujours veillé à rencontrer régulièrement mes N+1. Surtout au début, il est essentiel de comprendre ce qu’ils veulent, et quelles sont leurs attentes vis-à-vis de toi. Il faut que la distance entre ce qu’ils veulent que je fasse et ce que je dois faire reste la plus courte possible.
J’ai bien compris que ton métier, c’est avant tout une passion, mais qu’est-ce qui te drive en premier ?
Ce qui me drive le plus, c’est qu’on peut avoir une idée ici, dans les bureaux, et cinq ans après, cette idée est devenue une acquisition avec un bâtiment construit qui est vendu à un investisseur. On peut vraiment créer quelque chose à partir de zéro. Je ressens réellement l’influence qu’on peut avoir — à l’échelle du bâti — sur la création d’une ville ! Évidemment, cela ne se fait jamais tout seul, mais
un développeur, dans la value chain, peut jouer un rôle important dans la construction d’un monde meilleur.
Ça te drive encore plus que de faire un beau coup ?
Oui. Parce qu’un beau coup n’est qu’un momentum. Il est important de faire partie d’un trajet global. Si ce n’est pas le cas, on va se perdre dans de l’ego et dans des détails et chez Immobel, nous ne sommes pas des faiseurs de coups. Ce qui nous drive, c’est vraiment de créer quelque chose, d’avoir un impact sur l’urbanisme, sur un quartier. Les gens qui travaillent chez Immobel doivent avoir a purpose which is higher than only money.
Qu’est-ce qui te déplaît le plus dans le secteur de l’immobilier ?
En tant que développeurs, nous avons un problème d’image. Immobel est un acteur majeur dans le développement d’un monde meilleur : on crée des bâtiments green, neutres en carbone, etc., mais
on éprouve tout de même de grandes difficultés à raconter notre histoire.
Et on est souvent vus comme des faiseurs de coups, justement.
C’est une question à laquelle on réfléchit beaucoup chez Immobel depuis quelques années. On se transforme complètement, on met en place un community management pour intégrer la partie sociétale à notre vision. Tout cela doit nous aider à nous positionner d’une autre manière. Pourtant, on subit encore aujourd’hui cette image du vieux développeur qui veut se faire le plus d’argent possible. Chez Immobel, on n’est plus du tout là-dedans, mais on n’arrive pas encore à bien raconter cette histoire. C’est un challenge pour les années à venir, sinon, à long terme, ça posera des problèmes. Pas que chez Immobel, mais pour tout le secteur immobilier.
Est-ce que tu vois une grande différence entre les gens de ta génération et les nouveaux qui arrivent ?
Bonne question ! La plus grosse différence, c’est que lorsque j’avais leur âge, le work-life balance était moins haut placé dans la liste des priorités. Mais la nouvelle génération aspire au même développement, et c’est là qu’il faut faire des choix. Si je suis là où j’en suis aujourd’hui, c’est parce pendant un certain temps, j’ai eu une work balance qui n’était pas idéale. Il faut donc que les jeunes sachent que s’ils veulent cette work-life balance, leur carrière prendra un peu plus de temps à se développer.
D’un autre côté, à nous aussi, en tant qu’organisation, de nous adapter. S’il n’y avait qu’un seul type de personnes chez Immobel, nos solutions seraient moins riches…
La diversité dans tes équipes, c’est important ?
Oui. C’est un monde de généralistes qui touche à de nombreux autres mondes.
Nous avons besoin de différents types de personnes qui nous aident à comprendre comment on peut trouver les meilleures solutions.
Pour Immobel, le challenge est de grandir dans une diversité de types de personnes qui vont nous rejoindre. Par exemple, nous sommes à la recherche d’un community manager qui serait à l’écoute de tous les aspects publics de nos projets. Cela permettra de les faire avancer plus vite et de vraiment prendre notre place dans la société. Aujourd’hui, il existe un débat sur la légitimité du développeur comme acteur de la société, et il nous revient de faire avancer les choses de manière positive. En tant que responsable d’Immobel, je veux y jouer un rôle.
Je sais que tu travailles beaucoup, est-ce que tu as le temps de te ressourcer en dehors de ton travail ?
Je me ressource au sein de ma famille, de mes enfants. J’ai trois frères et une sœur qui ont tous des enfants, nous sommes une famille très soudée. Elle me procure beaucoup d’énergie. Un petit peu de sport, mais pas assez… Et puis, comme je te l’ai dit, mon travail est aussi un lieu de ressourcement.
Comment vois-tu l’évolution du métier de promoteur depuis que tu as commencé ?
J’observe que les métiers dans l’immobilier deviennent de plus en plus flous. Il y a deux gros métiers dans l’immobilier, outre le conseil : l’investisseur et le développeur. Aujourd’hui, chaque développeur rêve de devenir investisseur parce qu’il détient l’accès aux capitaux, au marché, et dispose d’un business model récurrent avec des fees. Et chaque investisseur rêve de devenir développeur, parce que le développeur a l’accès aux pipes, le Walhalla pour l’investisseur. Mais le paradigme change, et Immobel est en train de passer de développeur pur à développeur-investisseur.
La grande question est de savoir quel sera, dans les sociétés successful de demain, le bon mix entre le pourcentage de développement et le pourcentage d’investissement.
Vaste question ! C’est ce que vous êtes en train de faire ?
Oui. C’est pour ça qu’on a mis sur pied notre development fund ainsi qu’une équipe à Londres qui se spécialise dans le métier d’investisseur. À terme, le but est de trouver le bon équilibre entre le métier de développeur et celui d’investisseur.
Merci, Adel.
Interview réalisée par Archibald
Merci à Adel Yahia & Immobel Belgium